Jean Jaurès, janvier 1910, à Paris, Chambre des députés,
Nous sommes donc repartis dans une bonne vieille bataille droite/gauche dans laquelle les questions cruciales du moment seront évidemment évitées. La finance, la fiscalité, la dette (eh oui, la dette !) vont le disputer aux inévitables questions sociétales. Hollande s’est prononcé pour le mariage homosexuel, l’adoption homoparentale et l’euthanasie. Le candidat de la CDU et de Mme Merkel, M. Sarkozy, très ennuyé, lui aurait bien été tenté de prendre cette PDM (part de marché), mais il a peur de trop se laisser dégarnir sur sa « droite » et a opté pour le «retour aux valeurs». Pour le reste, nous n’avons visiblement qu’à choisir entre une austérité de droite (bien classique : les pauvres doivent payer car ils sont les plus nombreux) et une « austérité juste ». Et sans doute nous faudra-t-il choisir, entre deux maux, le moindre.
À ce choix, la gauche radicale, sous toutes ses formes, veut opposer une politique « révolutionnaire », même si la révolution en question s’appelle « révolution citoyenne ». La malheur, c’est que, des révolutions, on a fini par se méfier. L’ivresse des grands soirs a si souvent cédé la place aux mornes petits matins où l’on se résigne à oublier les rêves, à faire appel aux « spécialistes bourgeois » et finalement à ressusciter tout « le vieux fatras », comme le prévoyait Marx.
Entre ceux qui disent « tout est possible » et ceux qui proclament que notre horizon historique est irrémédiablement borné, nous serions contraints de choisir. Mais dans tous les cas, il faudrait choisir, car il faut bien évoluer, bouger, changer, avancer, coûte que coûte ! Et, alors que le peuple dans sa grande masse s’effraie de cette révolution permanente que tous lui proposent, il est peut-être temps de changer d’optique et de regarder les choses autrement. Pourquoi faudrait-il avancer non reculer ? Quand on est dans une impasse, il vaut mieux faire marche arrière plutôt que de foncer dans le mur ! Et quand on a trouvé le calme et la paix, il est bien vain de se remettre à courir après des chimères. Bref, n’en déplaise à l’orthodoxie de la gauche aussi bien que de la droite, il n’y a aucune honte à être conservateur. Il y a même dans le conservatisme populaire (les élites, de toutes couleurs détestent ce conservatisme-là !) les bases politiques … d’un authentique programme révolutionnaire.
Avant de promettre la lune, il faut être capable de conserver ce que l’on a. Les capitalistes et leurs porte-parole, tous assurés de parachutes dorés et de solides réseaux d’amitié prônent la société du risque – surtout pour les autres. Le peuple au contraire recherche la sûreté et la possibilité de vivre paisiblement une vie décente. Les grands auteurs (de Machiavel à Montesquieu) l’ont dit depuis longtemps : la liberté, c’est d’abord cette sûreté qui est au fondement de l’attachement des citoyens à l’ordre républicain. Et la sûreté, ce sont des questions très contraintes : suis-je sûr de pouvoir conserver mon emploi ? Ai-je un espoir de parvenir en pas trop mauvaise santé à l’âge de la retraite ? Suis-je assuré de pouvoir faire face à la maladie ? Les enfants ont-ils des chances raisonnables de trouver un emploi qui leur permette à leur tour de fonder une famille, d’élever leurs enfants, et ainsi de suite ? La ligne constante du programme du Conseil National de la Résistance (CNR) et des politiques « keynésiennes » poursuivies par les partisans de l’État-Providence (ou du « welfare state » pour parler anglais) visait à répondre positivement à ces questions. Au contraire de cette orientation dénoncée aujourd’hui comme « conservatrice », les possédants et leurs chiens de garde libertariens ou libéristes prônent la société du risque et la précarité. Conclusion : pour la défense des acquis sociaux, soyons résolument conservateurs !
Marx l’a dit depuis longtemps : le mode de production capitaliste est le mode de production révolutionnaire par excellence. Il piétine hardiment les valeurs les plus sacrées et renverse toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail. Il détruit famille et nation, égalise toutes les conditions et rend tous les individus interchangeables. Les revendications « sociétales » qui agitent le petit monde des petits et grands bourgeois aisés s’inscrit pleinement dans cette « révolution permanente » qui est la logique même de l’accumulation du capital. L’homoparentalité (mariage homosexuel avec droit d’adoption) ne fait que pousser à son terme extrême l’indifférenciation des sexes que le capitalisme met en œuvre depuis ses origines. Une des premières revendications ouvrières, outre la limitation du travail des enfants, fut, rappelons-le l’interdiction du travail de nuit des femmes. En France, cette interdiction a été abrogée il y a dix ans pour mettre en conformité la législation française avec une directive européenne prise au nom de la non-discrimination entre les sexes… Qui ne voit que la légalisation de la procréation pour autrui (PPA) ouvrirait un nouveau champ à la marchandisation des corps et à l’intrusion massive du capital dans le domaine direct de la reproduction de l’humanité ? Or, la PPA est le complément nécessaire à l’homoparentalité. On sait que « pôle emploi » va jusqu’à offrir des emplois de stripteaseuses, pendant que son équivalent allemand peut offrir des jobs dans les « Éros center ». Quant à l’euthanasie, elle s’impose au moment où l’on se plaint de la charge des retraites et du vieillissement de la population. Le progressisme sociétal pourrait bien n’être que le complément indispensable de la régression des droits sociaux. Encore une bonne raison de mettre à mal ces vieilles oppositions entre conservateurs et progressistes.
Que le candidat de la CDU, soutenu par l’UMP, ait choisi de placer sa campagne électorale sous le signe des « valeurs », en opérant un virage sur l’aile droite déjà engagé depuis longtemps, cela ne devrait pas nous tromper. Contrairement à ses discours de 2007 – quand il était le candidat de Bush – le candidat de la CDU affirme qu’il est contre l’euthanasie et contre le mariage « gay » afin de faire bonne mesure avec ses propositions de référendum contre les étrangers (entendez les immigrés) et contre les chômeurs. Ce qu’il espère ainsi – et non sans raison – c’est que ses opposants se jetteront sur ces thèmes « sociétaux » qui éviteraient de discuter des sujets vraiment sérieux qui s’appelle Europe, mondialisation, et lutte de classes. En réalité, sur le plan des « valeurs », il est facile de montrer que le candidat de la CDU et ses amis en sont les destructeurs acharnés. Leurs discours sur « l’identité nationale » doivent être mis en rapport avec leur volonté systématique de détruire l’indépendance de la nation en la soumettant d’abord aux USA (et à l’OTAN) et ensuite au leadership allemand. Les prétendus défenseurs de l’identité nationale française nous veulent mettre systématiquement et pour le pire à l’heure allemande. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois dans l’histoire que nous pouvons noter cet apparent paradoxe. Les nobles émigrèrent à Koblenz d’où ils complotèrent contre la révolution française qu’ils tentèrent de renverser à la pointe des baïonnettes allemandes. En 1871, les capitulards derrière M. Thiers, négocièrent avec les Prussiens la répression des patriotes révolutionnaires de la Commune de Paris (rappelons que cette grande insurrection ouvrière commença par la refus de voir Paris désarmé et livré aux troupes d’occupation). Et évidemment, il faut rappeler l’épisode honteux de la collaboration où, au nom de « travail, famille, patrie », le gouvernement de Pétain ravitailla en travailleurs l’industrie allemande après avoir livré la patrie à la soldatesque nazie. Vieille tradition donc qui fait de la droite « nationaliste » française le parti antinational par excellence. Que le parti de Jacques Chirac qui dénonçait en 1976 le « parti de l’étranger » incarna par l’européisme giscardien doit devenu le fer de lance de ce même « parti de l’étranger » n’étonnera que ceux qui ignorent que ce sont d’abord les capitalistes qui n’ont pas de patrie. Les véritables socialistes et communistes se souviennent des paroles de Jean Jaurès : « Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes du militarisme et aux bandes de la finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini dans la démocratie et dans la paix, ce n’est pas seulement servir l’internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » (in L’armée nouvelle).
Il y a un point sur lequel droite et gauche convergent, c’est la question de l’école. Certes, Hollande a promis de donner un coup d’arrêt au carnage en termes de postes organisé depuis 5 ans par le candidat de la CDU et ses amis. Et évidemment, ce n’est pas négligeable. Nous savons aussi que si la candidat du PS est élu, les projets de privatisation de l’école et des destruction du statut des professeurs seront bloqués, au moins pour un moment. Mais cela ne saurait nous aveugler : M. Peillon – qui se voit déjà dans la peau du ministre de l’éducation de François Hollande – n’a pas une conception du rôle de l’école très différente de celle de Chatel. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Si le quinquennat du candidat de la CDU a commencé sous les auspices de la lutte contre la culture classique (voir la fameuse affaire de la Princesse de Clèves), c’est au ministre Chatel, notamment par sa réforme du lycée, qu’est échu le devoir de mettre en musique la politique concrète. Suppression de l’histoire pour les terminales scientifiques, diminution drastique des horaires de langues vivantes et aussi des disciplines scientifiques, développement d’un « accompagnement personnalisé » (en groupes de 20 à 30 élèves) en lieu et place d’un véritable enseignement, affaiblissement général de l’importance des connaissances disciplinaires : tels sont les principaux traits d’une réforme qui prolonge en l’aggravant celle voulue par Allègre en 2000. Nous nous sommes déjà expliqués sur ce sujet (voir nos articles sur la réforme de l’évaluation des professeurs et sur la fin programmée de l’école publique). Certains professeurs avaient cru que le gouvernement issu des présidentielles de 2007 pourraient mettre fin à la destruction du savoir et de la culture : Xavier Darcos, avec son livre « L’art d’apprendre à ignorer » semblait vouloir remettre de l’ordre après des décennies de pédagogisme triomphant et d’expérimentations échevelées. Mais il leur a fallu vite déchanter, surtout quand Darcos a cédé la place à un DHR de L’Oréal. Là encore, c’est seulement sous la bannière de la défense de la culture, de la défense de l’enseignement comme transmission de savoirs réels – contre tous les pseudos enseignements « farces et attrapes » du type « discussion des grands problèmes contemporains » – que peut être menée une réelle lutte politique contre le pouvoir sortant et non pas en reprenant toutes les calembredaines de l’idéologie FCPE et ex-FEN (UNSA, FSU aujourd’hui) qui constituent le fond de sauce de la politique scolaire de la gauche. Là encore laissons la parole à Jean Jaurès, qui expose si bien le sens de l’instruction qui doit être dispensée aux jeunes gens : « Il faut que vous appreniez à dire « moi », non par les témérités de l’indiscipline ou de l’orgueil, mais par la force de la vie intérieure. Il faut que, par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. Il faut que vous vous arrachiez parfois à tous les soucis extérieurs, à toutes les nécessités extérieures, aux examens de métier, à la société elle-même, pour retrouver en profondeur la pleine solitude et la pleine liberté : il faut, lorsque vous lisez les belles pages des grands écrivains et les beaux vers des grands poètes, que vous vous pénétriez à fond et de leur inspiration et du détail même de leur mécanisme ; qu’ainsi leur beauté entre en vous par tous les sens et s’établisse dans toutes vos facultés ; que leur musique divine soit en vous, qu’elle soit vous-mêmes ; qu’elle se confonde avec les pulsations les plus larges et les vibrations les plus délicates de votre être, et qu’à travers la société quelle qu’elle soit, vous portiez toujours en vous l’accompagnement sublime des chants immortels. Il faut, lorsque vous étudiez les propriétés du cercle, de la sphère et des sections coniques, que vous vous sentiez frères par l’esprit d’Euclide et d’Archimède et que, comme eux, vous voyiez avec ravissement se développer le monde idéal des figures et des proportions dont les harmonies enchanteresses se retrouvent ensuite dans le monde réel. Il faut, lorsque vous étudiez en physiciens, par l’observation et le calcul, la subtilité et la complexité mobile des forces, que vous sentiez le prestige de l’univers, relativement stable et toujours mouvant, tremblotant et éternel, et que votre conception positive des choses s’élargisse dans le mystère et dans le rêve comme ces horizons des soirs d’été où l’œil même croit démêler les subtiles mutations des forces dans l’infini mystérieux.
Alors, jeunes gens, vous aurez développé en vous la seule puissance qui ne passera pas, la puissance de l’âme ; alors vous serez haussés au-dessus de toutes les nécessités, de toutes les fatalités et de la société elle-même, en ce qu’elle aura toujours de matériel et de brutal. » (Discours à la Jeunesse, Toulouse 1892)
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Cet article est long et dense mais il en ressort que la différence entre la droite et la gauche est minime. On ne retrouve plus les valeurs d'antan où un projet de société émanait.