La formule connue, « création d’une société à deux vitesses » est-elle juste ? Je veux dire, apporte-t-elle un sens à une réalité peu connue ? Sans empiéter sur le terrain du philosophe, la lenteur est-elle une vitesse… lente ou une autre approche de la vie ? Ralentir la ville est-ce une forme à donner au combat révolutionnaire actuel ? Chacun sait qu’aujourd’hui, après la lumière ce qui circule le plus vite, c’est l’argent. La vitesse de l’argent permettrait même de faire de l’argent… ou d’en perdre tout autant ! Dans le rapport du temps à l’espace qu’exprime la vitesse, on devrait pouvoir lire une histoire de la lutte des classes. L’apparition des premiers trains en France suscita à la fois l’opposition de couches populaires (pour de justes et fausses raisons) mais aussi celles d’une partie de la classe dominante qui pensait perdre sa domination sur le temps… que lui offrait l’oisiveté. Les plaisirs du voyage étaient brusquement démocratisés par le passage de la diligence au train (n’exagérons pas cette démocratisation, les prix des billets étant au départ prohibitif pour plus de 50% de la population). Les temps ont bien changé : pour être compétitif, il s’agit d’être les premiers, et les plus grands admirateurs de la vitesse forment la classe dominante, totalement unie sur ce point. Tout comme pour l’art contemporain dont il n’est plus question de discuter les fondements pour savoir si c’est de l’art (quand il n’est que mépris de l’art), pour la grande vitesse, elle est d’abord posée comme une évidence quand elle est une création sociale parmi d’autres.
La victoire de la vitesse, par la technologie et le pouvoir sur cette technologie, entraîne les délocalisations, autre terme du capitalisme actuel, qui pour se déterritorialiser a en même temps besoin de créer des fiefs à sa mesure. Des adeptes du géopolitique sont prêts parfois à déduire de l’évolution historique, l’abolition du géographique, quand, en même temps, d’autres travaillent à tuer l’histoire. Je le reconnais, je suis de la vieille génération passée d’abord de l’histoire pour aller ensuite vers la géographie et je ne m’étonne pas qu’en France nous ayons des profs d’histoire-géographie et non de géographie-histoire, ou de géographie d’un côté et d’histoire de l’autre.
Ces deux réflexions, suite au commentaire suivante de l’ami Pierre Assante (vous trouverez son site sur internet) au sujet de mon dernier article, quand il m’écrit : « Il est clair je crois que la conception de la ligne LGV va dans le sens des intérêts privés et non dans celui des besoins de développement collectif et de chacun. Je crois pourtant, qu'une autre conception des transports à grande vitesse n'est pas incompatible avec le développement des communications locales et régionales. A mon avis la qualité du développement peut répondre à la quantité du développement. Mais cela demande et un débat démocratique autre que celui réservé aux élites et aux possédants, et une diffusion des savoirs sans lequel un débat ne peut devenir qu'un catalogue et de critiques et de vœux. Je suis tout à fait d'accord sur le caractère féodal du capitalisme mondialisé. En même temps nous vivons une période qui les contient toutes : fin d'empire, renaissance, régression après développement impétueux, ouverture de possibilités de techniques appliquées à un autre mode de production qui réponde aux besoins. »
Sans être toujours d’accord avec Jacques Rancière je reprends cette argumentation de fond essentielle confiée à Actuel Marx n°39 : « Louis Althusser voulait arracher Marx à l’historicisme, mais il le retrouvait à travers une pensée de la science émancipatrice. Antonio Negri veut l’arracher au scientisme objectiviste mais le retrouve en postulant que les nouvelles formes de l’économie capitaliste créent les conditions du communisme. Ni la science ni l’histoire n’émancipent. Il n’y a pas de processus objectif créant les conditions d’une émancipation radicale. »
Concernant la grande vitesse, peut-elle démocratique dans une autre société à inventer ? La technologie prendrait ou prendrait son sens par l’usage social ? Le passage de la diligence au train n’est pas seulement le passage d’une vitesse à l’autre, car la question du confort en est le cœur. Le passage d’un train à l’autre ne pose plus la question du confort mais seulement celle de la vitesse (pour les voyageurs et non pour les marchandises). La question des limites est-elle seulement celle imposée par le capitalisme à courte vue ? La réalisation du Concorde soutenue par les communistes était-il seulement une prouesse technique ? La notion de limite existe non par la seule action qu’impose le capitalisme au réel mais aussi par celles du souhaitable faisant reculer le capitalisme : on ne fera rien de mieux que les toilettes existantes (pour des pays dotés d’eau). Aussi la société démocratique à promouvoir me paraît être celle du réalisme, non celui du fatalisme, mais celui du prioritaire possible, à partir du moment où les maîtres du monde ne seront plus les féodaux d’aujourd’hui. En matière de rail certains disent : « il faut tout défendre, le TER, le fret, le TGV sur lignes existantes, rénovées ou pas, ou sur LGV c’est mieux ». La gauche a toujours eu du mal à parler en termes clairs de débat sur les priorités (elles sont ensuite imposées par le système !), or c’est le fondement de la démocratie, choisir des priorités. J’appelle capitalisme féodal celui où le débat ne porte plus que sur les effets (dans les territoires), les causes étant toujours fixées ailleurs (dans les forteresses physiques et idéologiques de l’argent). Tout les observateurs sur les débats concernant la LGV ont été sidérés d’observer comment la nécessité de la grande vitesse a été posée comme un postulat, un axiome, un sacrement. Le féodal local et son bras droit communiste affirment sans broncher d’une même voix : « personne n’est contre la LGV ». Comme si nous n’étions plus en France où, pour de bonnes et mauvaises raisons, il y a toujours quelqu'un pour être contre. Bien sûr les infrastructures nouvelles ont souvent été présentées comme une évidence, mais pas comme un dogme, ce qui est différent. On peut perdre son emploi parce qu’on dit non à une LGV !
Ma référence au « réalisme » est-elle une concession au projet social-démocrate ? Il s’agit plutôt de reprendre au projet social-démocrate, une démarche à placer non plus dans le cadre de l’adaptation au système, mais dans celui de l’adaptation à la dénonciation du système.
Dans le même article Rancière ajoute : « Dans l’action collective, s’inventent des formes de résistance, d’opposition, d’affirmation. C’est cela qui crée un avenir ; ce n’est pas l’existence d’un avenir programmé, d’un modèle déterminé de société qui mobilise les corps. C’est la mobilisation des corps qui produit, comme projection, une vision de l’avenir possible. » C’est cela que nous expérimentons dans l’action autour de la LGV. Dans une manif une femme portait une pancarte : « IVG oui, LGV non ». Il se trouve que cette lutte ressemble à celle pour l’IVG, ou celle pour le non au TCE sauf que là il y avait seulement un non pour unir.
Je postule donc autre chose que l’évidence de la LGV : l’évidence que même demain libérés de la tutelle des maîtres à dépenser, il faudra fixer des priorités. Oui la santé ou l’éducation me paraissent plus prioritaire que le besoin de transport ! Un tel raisonnement dans la société présente sert à déshabiller Paul pour habiller Pierre pendant que Jacques fait son beurre. Mais réduire le pouvoir de la classe dominante, c’est permettre à la classe dominée de choisir elle-même, donc de faire de la politique et la politique c’est choisir !
Est-ce que je me fais bien comprendre ? Il me paraît possible de contester la LGV non pas seulement parce que sa mise en place c’est la mise en place continuée d’une forme du capitalisme (casser les territoires pour s’en fabriquer à sa mesure autour de métropoles et surtout sans Etat) mais parce qu’elle produit des besoins qui dépassent les limites sociales du plus grand nombre, en matière de transport. Développer le train, le fret, peut devenir et devrait devenir une priorité nationale d’un pays démocratique échappant à la dictature du pétrole. Justement, développer le train c’est faire l’inverse du développement de lignes qui enferment le peuple dans des modèles, qui, au lieu de réduire les gaz à effet de serre, réduisent surtout l’oxygène du peuple. Je me trompe peut-être mais la bataille contre les gaz à effet de serre, présentée elle aussi comme un dogme, un sacrement, c’est aujourd’hui une bataille contre l’oxygène qui fait le bonheur du peuple. Le combat écolo est très important, je le partage depuis longtemps, il peut malheureusement virer à la fois au réel « capitalisme vert » (faire du profit par l’écologie) et au faux capitalisme vert, car réduire le capitalisme à ce seul trait est une erreur, au moment où sa domination est démultipliée de manière radicale. J’aime participer au site de La Sociale car le débat sur social-démocratie et révolution y est ouvert en toute franchise. Je ne crois pas qu’en faisant pression de l’intérieur sur le PS on puisse peser sur le réel, sans oublier cependant que l’héritage du PS ne se limite pas aux dérives connues depuis les années 80. J’ai le même raisonnement vis-à-vis du PCF. La réalité étant plus forte que la fiction actuelle de ces deux partis, à un moment elle nous aidera à revenir sur des projets efficaces de révolution sociale.
30-06-2010 Jean-Paul Damaggio
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Je crois que derrière la vitesse se cache une fois de plus le problème du temps. Or c'est le temps qui allié au travail permet de gagner sur l'effort. D'où cette recherche permanente de la vitesse, qu'on appelle le modernisme ou progrès. A noter le sens de progrès qui incite à gagner en temps, à se projeter effectivement dans l'avenir. Le temps étant par nature infini, je crains que le reste, le travail ne puisse suivre, lui éternellement. D'où, à mon avis, une limite qui pourrait être celle de la vie sur terre, dont on commencerait à voir les prémices actuellement. Le LGV s'imposera malheureusement, comme toput ce que le capitalisme considère comme un progrès.