Si la diplomatie française est au niveau du personnel politique actuel, c’est-à-dire une honteuse nullité, les États-Unis ont réagi vite. Ils ne sont pas étrangers – c’est le moins que l’on puisse dire – au rapide débarquement de Ben Ali en Tunisie et cherchent à agir directement sur le cours des événements d’Égypte. Ils ont compris que le vieux système s’effondrait et qu’ils ne pouvaient limiter les dégâts qu’en épousant le mouvement. S’il a déçu les espoirs (infondés) de ceux qui voyaient en lui un nouveau Roosevelt sur le plan social, Obama montre son intelligence dans la gestion des intérêts de la puissance impériale. Les dirigeants israéliens voient tout cela d’un œil inquiet. Ils ne pouvaient mener leur politique à l'égard des Palestiniens sans le soutien de l’Égypte et des autres États arabes comme la Jordanie. Mais si ceux-ci s’effondrent, les cartes vont être redistribuées et il est possible que Washington trouve un peu trop coûteuses les extravagances ultranationalistes des dirigeants d’Israël.
C’est qu’en effet ce qui se passe en Afrique du Nord et au Proche-Orient bouleverse les images habituelles et confortables pour les puissants d’une « rue arabe » impuissante et seulement capable d’hurler contre Israël, manipulée en sous-main par des barbus fanatiques. Deux traits frappent : tout d’abord c’est un mouvement pour la démocratie – même les Frères musulmans égyptiens ont mis leur mouchoir sur leurs revendications islamistes et affirment soutenir la lutte pour la démocratie – et, ensuite, ce sont des mouvements nationaux, un « printemps des peuples ».
La démocratie : alors que le mouvement trouve son motif immédiat dans la hausse des produits alimentaires et le ras-le-bol d’une jeunesse sans avenir, les revendications deviennent immédiatement politiques. Démantèlement du « parti unique » (même si ce parti unique tolérait une opposition croupion), jugement des hiérarques corrompus, élections libres, liberté de la presse, liberté d’association, liberté syndicale, de nouvelles institutions garantissant l’exercice des droits politiques et individuels de chaque citoyen. Voilà le point commun entre la Tunisie et l’Égypte, mais c’est aussi le programme de l’opposition algérienne. Sans avoir lu Amartya Sen, les peuples savent que la démocratie est encore le meilleur moyen de garantir le pain – vieille leçon qui date de la Révolution Française quand les femmes de Paris partirent en manifestation chercher « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Les donneurs de leçons petits-bourgeois défendent les régimes cubain ou chinois au nom du fait qu’ils nourrissent leur peuple (en fait c’est le peuple qui nourrit la caste bureaucratique de ces pays). Le pain ou la démocratie libérale, il faut choisir, disaient-ils hier et disent-ils encore aujourd’hui. Et bien non ! Il ne faut pas choisir : le pain et la démocratie vont ensemble. Et c’est cette leçon que le peuple tunisien et le peuple égyptiens administrent à ces pseudo-révolutionnaires qui ont toujours méprisé le peuple et toujours adoré les bureaucrates prétendant parler en son nom.
La nation. Seul Besancenot, répétant comme un perroquet les textes de la Ligue communiste des années 60 et 70, croit encore qu’il existe une « nation arabe ». Ce vieux mythe qui servait d’idéologie à tous les dirigeants de la région pour mieux étrangler les peuples est à l’agonie. Les Égyptiens sont … des Égyptiens et les pharaons n’étaient pas arabes, pas plus que la ville d’Alexandrie. Les Égyptiens, ce sont des Égyptiens, des Ottomans, des Grecs, des Romains, des Juifs, des Arabes, des musulmans et des Coptes et aussi des incroyants qui ne peuvent pas le dire, mais n’en pensent pas moins. Et tout ça, ça fait d’excellents Égyptiens comme aurait pu chanter Maurice Chevalier. Les Tunisiens, ce sont des Berbères, des Arabes, des Juifs, des Grecs, des Italiens, des musulmans, des catholiques, des athées et tout ça, ça fait d’excellents Tunisiens. Et d’ailleurs Hannibal n’était pas arabe. Sur la place Tahrir, quand les « frères musulmans » ont commencé à crier « Islam, Islam », leur voix a été recouverte par « La Nation, la Nation ! ». En 1792, c’est aux cris de « Vive la nation ! » que le peuple français en armes a repoussé la coalition des aristocrates de toute l’Europe. Vive la nation ! disent les Égyptiens, habitants de l’Égypte.
Mouvement national et démocratique donc. National parce que la nation reste la seule communauté dans laquelle les peuples peuvent tenter de maîtriser leur destin et de résister à la machine à broyer les individus qu’est le capital. Démocratique, parce que la démocratie est l’autre nom de la liberté. Quand Louisa Hanoune, la dirigeante du PT algérien explique que « La Tunisie, l’Égypte, le Yémen et la Jordanie se révoltent contre les accords conclus par les gouvernements de ces pays avec les institutions financières internationales », elle se moque du monde en réduisant drastiquement la portée du mouvement en cours … et, accessoirement, en tentant de protéger le gouvernement de Bouteflika, à qui elle apporte un soutien bruyant.
Évidemment, tous les gouvernements dictatoriaux du monde entier s’inquiètent. Le gouvernement chinois a tenté de bloquer l’accès aux informations concernant l’Égypte sur internet. On comprend les hiérarques du PCC. Des élections libres, des syndicats indépendants, l’expulsion de la caste bureaucratique qui occupe le pouvoir, ça pouvait donner des idées aux Chinois. En Syrie, le gouvernement baasiste tremble et disperse violemment une manifestation de 15 personnes !
Rien de tout cela ne devrait nous étonner. Le véritable mobile de tout mouvement social et politique sérieux, c’est la liberté, même si le motif immédiat peut être purement « alimentaire ». La lutte pour les revendications tourne invariablement à la lutte politique et les travailleurs, les jeunes, les déshérités savent bien que la meilleure manière de garantir la satisfaction des revendications, c’est encore le contrôle direct du pouvoir politique et donc la démocratie la plus large possible. Pendant des décennies de domination stalinienne du mouvement ouvrier, on a fait de la démocratie un simple mot d’ordre instrumental, l’égalité étant l’objectif central – au moins officiellement, car il n’a jamais été question d’assurer l’égalité réelle entre le « Politburo » et l’ouvrier de base. Toute cette politique basée sur une misérable idéologie pseudo-égalitaire se menait au nom de Marx … qui pourtant avait explicitement critiqué cette façon de voir qu’il qualifiait de conforme au « droit bourgeois ». Le communisme, pour Marx, n’a pas pour but l’égalité, mais l’émancipation humaine – pas l’épaisseur du portefeuille. L’égalité, dans une perspective marxienne, n’est que le moyen de la liberté (égale liberté pour tous). L’évolution du système capitaliste (que certains ont le culot d’appeler « libéral ») n’est pas tant inégalitaire que profondément liberticide. Quand Sarkozy veut faire inscrire dans la constitution les conditions d’équilibre budgétaire dictées par la Commission européenne – c’est-à-dire en fait par le tandem Sarkozy/Merkel – il nie la souveraineté du parlement et liquide l’essentiel de la liberté politique. Quand la surveillance policière et informatique se généralise, ce sont les libertés individuelles fondamentales qui sont mises en cause, la distance entre les dictatures néostaliniennes et nos « démocraties » se rétrécit dangereusement. Quand les ouvriers tunisiens réclament la rupture de leurs syndicats l’État, c’est une question qui nous concerne directement, car l’intégration des syndicats à l’État devient la règle dans nos prétendues démocraties.
Autrement dit, la question de la démocratie et de sa forme politique achevée, la république sociale, n’est pas une question réservée à la Tunisie ou à l’Égypte. Elle concerne tous les peuples, sous une forme à chaque fois particulière, mais avec un contenu de plus en plus commun. Elle nous concerne en France, où nous sommes confrontés au bonapartisme de la Ve République dont tous les traits les plus autoritaires se sont exacerbés. Elle concerne tous les peuples soumis aux diktats des puissances financières, mais aussi tous ceux qui en Chine ou ailleurs veulent jouir des libertés élémentaires et des droits syndicaux.
Comprendre l’enjeu de la liberté permet aussi de remettre à leur juste place les rodomontades « révolutionnaires », « radicales », « vraiment à gauche », « antilibérales » dont on nous abreuve ici et là. Ainsi avec un sens de l’histoire tout à fait remarquable, le PG dans ses propositions de « programme partagé » n’aborde-t-il la question des droits de l’homme que sous l’angle de leur instrumentalisation par l’impérialisme états-unien (proposition 160) ! Manque de chance pour les géniaux stratèges du PG : ce sont ces bons vieux droits de l’homme qui redeviennent l’étendard des révolutions. C’est très ennuyeux, car les amis du PG (les gouvernements chinois, cubains ou vénézuéliens) ont souvent une conception assez spéciale des droits de l’homme. Même le Venezuela, qui reste formellement démocratique, est en train de se muer en régime bonapartiste classique sous la direction du chef bien-aimé et les syndicalistes indépendants qui osent revendiquer contre le gouvernement se retrouvent derrière les barreaux – mais de cela la « vraie gauche » française n’en soufflera mot.
Au-delà de la conjoncture, il s’agit de sortir une fois pour toutes du stalinisme et de ses rejetons, plus ou moins crypto-staliniens, et de repenser entièrement l’avenir sous l’angle de l’émancipation, c’est-à-dire de la liberté dans toutes ses dimensions. Nous y reviendrons prochainement.
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