« je considère comme une évidence, pour qui sort un peu de son cercle d'amis (ne serait-ce qu'en allant au café ou au salon de coiffure), que l'adhésion au sarkozysme d'une bonne partie de la population, populaire au premier chef, n'est pour l'heure guère entamée. Ce qui peut défriser un électeur de "gauche" bon teint gratifie en fait une masse de gens, y compris chez les abstentionnistes que l'on aurait sans doute tort de considérer seulement comme réservoir électoral de "la gauche" : comme dans l'Italie berlusconienne, clientélisme au niveau local, apologie de l'individualisme agressif, de la "culture" médiatique intégratrice, et donc admiration devant la "réussite" de la majesté omnipotente au plan national, sont désormais inscrits dans le patrimoine génétique de cette partie du peuple, par ailleurs fort sympathique »
Ce sont là des questions qui doivent être abordées de front, sans se rassurer à bon compte sur « l’anti-sarkozysme » supposé de nos concitoyens. Le PS a cru qu’il suffisait de dénoncer Sarkozy pour ramasser la mise et c’est lui qui s’est ramassé ! Bien avant l’élection de l’actuel président de la république, nous avions eu l’occasion de dénoncer l’antisarkozysme frénétique masquant mal l’absence de politique quand ce n’est pas un accord sur le fond – c’est particulièrement vrai dans le cas du parti socialiste qui a tout de même approuvé ou aidé l’UMP dans des occasions particulièrement critiques, comme lors de la réforme constitutionnelle ou l’approbation par le congrès du traité de Lisbonne. À l’encontre de ceux qui voient des fascistes partout, nous avons eu l’occasion d’expliquer que Sarkozy n’est pas Le Pen. Les rapprochements avec le passé peuvent être utiles, mais vouloir à tout prix faire entrer le nouveau dans le lit de Procuste de catégories politiques forgées il y a trois quarts de siècle, c’est interdire de comprendre le réel. Nous avions même fait l’hypothèse de l’apparition de nouvelles formes de gouvernements autoritaires en examinant quelques hypothèses sur l’avenir de nos démocraties. Ce qui frappe, c’est l’incapacité de la gauche dans son ensemble et de ses partis les plus radicaux en particulier à aborder de front ces questions.
Dans un livre intéressant (Le fascisme, Larousse, 2009), la philosophe Michela Marzano tente de dessiner les traits généraux du fascisme, en mettant l’expérience italienne au centre de sa réflexion. Michela Marzano n’a pas de grandes difficultés à montrer que de nombreux points communs existent entre Berlusconi et Mussolini (le culte du chef, l’apologie de la puissance du mâle dominateur, la démagogie et l’utilisation des moyens de communication moderne, l’espèce de fascination qu’il exerce sur les foules au moyen d’idéologie de bric et de broc faite d’éléments contradictoires où chacun peut se retrouver) mais elle doit aussi reconnaître les différences fondamentales, mais sans les détailler suffisamment. Berlusconi n’est pas venu au pouvoir en s’appuyant sur des bandes armées. Il n’a pas eu besoin de faire boire de l’huile de ricin aux chefs syndicaux, ni de faire assassiner les députés socialistes. Le soi-disant centre-gauche lui a livré le pouvoir sur un plateau. En second lieu, alors que le fascisme mussolinien reposait sur la mobilisation des masses, Berlusconi a besoin surtout de la démobilisation. Pas de chants guerriers, mais la bouillie des sitcoms et des séries télé. En troisième lieu, Mussolini voulait un contrôle total de l’État sur toute la vie sociale – ce qui explique d’ailleurs pourquoi il ne pouvait tolérer la concurrence que lui faisait la mafia – alors qu’à l’évidence Berlusconi ne cherche qu’à faire main basse sur le magot et à se protéger, lui et copains, des curiosités malsaines de juges. Et, last but not least, Berlusconi gouverne avec l’appui d’un parti anti-italien, antinational, la Lega Nord de Bossi. Sur le plan extérieur, Berlusconi n’a aucune ambition impérialiste pour l’Italie et cherche même à prendre quelques distances avec les États-Unis en négociant avec Poutine sur le gaz et présentant à Kadhafi les excuses de l’Italie pour les guerres coloniales passées, celles de Mussolini, justement!
Bref parler de « fascisme » pour l’Italie d’aujourd’hui est parfaitement stupide – toute personne de bon sens, d’ailleurs, fera remarquer que si c’est là le fascisme alors ce n’est tout de même pas très grave.
Ces brèves considérations sur le cas italien valent évidemment pour la France, mutatis mutandis. Le plus compliqué à expliquer, en s’en tenant aux bons vieux schémas marxistes, c’est le consensus réel obtenu par ces régimes sans user de la violence ni de la répression de masse et même en respectant les formes de la démocratie. Les procès en diffamation à répétition, le contrôle des médias par des amis du pouvoir et les bavures policières sont évidemment condamnables et devraient d’ailleurs être combattus avec un peu plus de vigueur, mais toute personne sensée comprend que nous continuons de jouir de libertés démocratiques infiniment plus étendues qu’en Chine, en Iran,en Russie ou dans beaucoup de pays pour lesquels la « gauche radicale » a bien souvent les yeux de Chimène.
Ce consensus large entre une fraction majoritaire des classes dominées et les classes dominantes est d’autant plus incompréhensible que, premièrement, ces régimes sont empêtrés dans une crise économique qui touche massivement la population la plus pauvre – c’est encore plus vrai de l’Italie que de la France – et que, deuxièmement, les gouvernants étalent impudemment leur goût de l’argent et des avantages qu’il procure et méprisent souverainement les principes de base de la bonne morale traditionnelle catholique. Autrement dit, Berlusconi et Sarkozy devraient être détestés à la fois des masses pauvres et des bourgeois conformistes. Mais il n’en est rien. Et les élections comme les enquêtes de popularité le montrent.
En fait, Berlusconi et Sarkozy jouissent tous les deux de deux atouts maîtres. Le premier atout est l’effondrement politique de la gauche. En Italie comme en France, la gauche a failli. Au pouvoir elle a mis en place tous les plans de dénationalisation, d’ouverture à la concurrence, de dislocation des services publics et de soumission de toute la vie sociale aux marchés financiers. Il suffit de savoir que l’OMC et le FMI sont dirigés par des responsables socialistes (Lamy et Strauss-Kahn), que Prodi, commissaire européen, fut le leader du « Controsinistra » qui s’est effondré voilà plus d’un an, pour comprendre que « l’opposition » de ces gens à Berlusconi et Sarkozy n’est qu’une farce qui ne fait plus rire personne. Ajoutons qu’aucune force politique réelle n’a réussi à émerger en dehors des grands blocs (PD en Italie et PS en France) en raison des divisions de la « gauche de gauche », de ses querelles de préséance permanentes, et surtout de son incapacité à proposer une ligne véritablement alternative à celle de la vieille gauche : elle se contente le plus souvent de faire de la surenchère verbale sur la même ligne.
Mais Berlusconi et Sarkozy bénéficient d’un second atout – qui explique aussi en partie le premier: l’évolution des sociétés capitalistes avancées. Ayant abandonné il y a très longtemps les objectifs d’une transformation révolutionnaire de la société au profit d’une adaptation « réformiste », les partis et syndicats « ouvriers » ont très rapidement réduit la lutte des classes à lutte pour les intérêts égoïstes des salariés. Accompagnant les tendances lourdes du mode de production capitaliste – tendances analysées génialement par Marx – ils ont aidés, et les bureaucraties syndicales et partisanes y trouvaient largement leur compte, à la transformation du citoyen-travailleur en consommateur soucieux de maximiser son utilité – pour parler le langage de l’économie néoclassique. Mais si le seul but dans l’existence est de maximiser sa capacité à consommer les bienfaits du mode de production capitaliste, il n’y a aucune raison de revendiquer collectivement – sauf dans les cas, rares, où c’est avantageux – et il n’y a aucune raison de fixer aux revendications un objectif de transformation sociale radicale. Un matérialisme vulgaire, celui qui pense que les individus n’agissent que pour la recherche de leurs propres avantages matériels a progressivement ravagé tout le mouvement ouvrier et cela ne date pas d’hier mais s’est au contraire enraciné pendant les « trente glorieuses ». Le marxisme classique était à l’évidence une idéologie ayant des aspects religieux forts. Il s’est éclipsé, non en raison de la chute de l’Union Soviétique comme on l’a souvent dit un peu sottement, mais en raison du « désenchantement du monde » ouvrier.
René Merle a parfaitement raison de noter qu’on aurait tort de faire de l’abstentionnisme uniquement un réservoir électoral de la « gauche ». L’abstentionnisme populaire est très souvent le résultat d’un détachement profond à l’égard de la politique considérée en tant qu’elle est l’activité des citoyens. Si « les conditions matérielles d’existence déterminent la conscience », la transformation des conditions d’existence du prolétariat au sens large, au cours des dernières décennies a été suffisamment radicale pour que l’on comprenne l’obsolescence à peu près définitive du vieux mouvement ouvrier. Une part importante des couches supérieures de la classe ouvrière, notamment celle des grandes entreprises, a vu son niveau de vie se rapprocher de celui de la petite-bourgeoisie salariée. L’accès à la propriété individuelle du logement (typiquement le pavillon des périphéries urbaines) et à la consommation de masse entraînant une dépendance beaucoup plus forte à l’égard des banques (il faut payer les traites!) a tout à la fois distendu au point de les rompre les liens traditionnels à l’intérieur du monde ouvrier et réfréné les éventuelles velléités de lutte.
Le repli individualiste est à la fois le résultat et la cause de l’intégration croissante des vieilles bureaucraties ouvrières à la gestion du capitalisme. L’explication monocausale, très prisée par les trotskistes, selon laquelle c’est seulement la trahison des appareils qui serait à incriminer ne tient pas la route. Les capitalistes ne sont pas des idiots et ils ont compris que la seule répression du mouvement ouvrier était inefficace à terme. Donc ils ont joué à la fois sur l’intégration des organisations et la pulvérisation politique de la classe ouvrière. Une pulvérisation politique qui est déjà inclue dans le mécanisme même du mode de production capitaliste. Ce mode de production, en effet, repose sur la généralisation du salariat, c’est-à-dire la généralisation de la condition sociale des vendeurs de travail qui se font concurrence pour vendre leur force de travail aux employeurs (voir à ce sujet notre Cauchemar de Marx).
La généralisation de l’instruction a d’un côté augmenté les capacités des salariés à prendre eux-mêmes en main leur propre destin mais elle n’a pas impliqué que ceci se fasse collectivement. Réussir dans ses études, c’est être plus apte à passer les tests sélectifs d’accès aux postes et fonctions de commandement et de direction des affaires de la classe dominante. « L’ascenseur social » qui a finalement assez bien fonctionné dans les décennies postérieures à la seconde guerre mondiale a assuré la propagation du haut vers le bas de la hiérarchie sociale des idéaux de vie de la classe dominante. Il faut d’ailleurs prendre au sérieux les inquiétudes des gouvernants sur la question de la discrimination et de l’action « positive » pour permettre aux enfants des classes défavorisées d’intégrer (à dose homéopathique) les écoles où se forme la future « élite » dirigeante (comme Sciences Po). Le mode de production capitaliste n’est pas un système de castes et la classe dominante a besoin de régénérer en absorbant les éléments des classes inférieures (ce que faisait l’Église sous l’Ancien Régime) et il doit donner à tous l’espoir de pouvoir participer à égalité au grand jeu de la chance de « l’économie de marché ».
il y a bien d’autres facteurs qui expliquent l’intégration des classes opprimées au système dominant mais l’un, et non des moindres, est la destruction progressive de toute culture « élitiste ». La bourgeoisie traditionnelle avaient fait de la culture un privilège de classe et une marque de distinction, mais cette culture fondée sur le la transmission de la tradition des humanités et la valorisation de l’activité intellectuelle désintéressée n’était nullement une « culture bourgeoise », contrairement à ce que pensaient les gauchistes, maoïstes ou autres. D’une part une large partie de cette culture nous vient de l’Antiquité gréco-latine et d’autre part il n’y a aucun sens à faire de l’humanisme ou de la culture de l’âge classique des manifestations de la culture bourgeoise, même si, bien évidemment, des formes historiques de la culture sont marquée au sceau de l’époque dans laquelle elles se sont formées. Bien au contraire, l’existence de cette culture classique, apanage des classes dominantes mais pas seulement, apparaît en contradiction, dans ses valeurs comme dans son existence pratique, avec les fondements mêmes d’une société capitaliste qui ne connaît rien de plus élevé que le retour sur investissement et dont toutes les formes de la production et de la vie sont de la plus extrême vulgarité. La destruction de la culture, au nom du principe selon lequel tout serait culture et tout serait d’une égale dignité est parfaitement cohérente avec la domination de cette équivalent général égalitariste qu’est l’argent. Elle fait disparaître jusqu’à l’idée qu’il pourrait y avoir quelque chose de plus élevé que de travailler pour gagner de l’argent et consommer en vue de faire tourner la machine – suivant le syndrome du hamster dans sa cage tournante. La vulgarité télévisuelle, la transformation des bastions de la culture classique en entreprises commerciales (voir Le Louvre), le nivellement des usages de la langue et des registres du discours (politique notamment) sur le modèle des cours de récréations des collèges et les transformations qui accompagnant cela dans les programmes scolaires et les pratiques pédagogiques sont les éléments les plus saillants de ce consensus dans la débilité dont la télévision Berlusconi n’est que l’exemple le plus immédiatement visible, mais qui se retrouve aussi dans la plupart des autres moyens de communications et des formes artistiques. Que l’égalitarisme culturel par nivellement par le bas se révèle un machine à produire le consentement à l’inégalité, cela ne paraîtra paradoxal qu’à ceux qui ne comprennent ce qu’est la culture et quels rapports elle entretient avec le peuple dont elle est l’âme vivante.
Ce que nous mesurons ici, c’est tout à la fois la redoutable efficacité du mode de production capitaliste – sur ses « valeurs » et ses objectifs: consommation de masse et production toujours plus efficace, on ne fait pas mieux. Mais en même temps les dangers qu’il fait courir à terme à la civilisation humaine quand partout s’affirme ce que Castoriadis avait désigné sous le terme de « montée de l’insignifiance ». Peut-être aussi mesurons-nous aussi l’impossibilité pour une classe dominée de devenir classe dominante et arrivés à ce point nous voyons immédiatement que ce sont les perspectives d’ensemble d’un mouvement émancipateur qui doivent être reformulées en termes programmatiques et stratégiques.
Le 26 juin 2009.
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Au prétexte de lucidité, Manuel Valls se la joue "calme et lucide", mais actif quand même, faut pas déconner ! (on n'y croit pas trop, et pour tout dire, on n’y crois pas du tout, du tout)
Pourquoi s'arrêter à 2012, il y a aussi 2017 etc. ( là, pour certains ça devient incertain, et peut-être même qu'à ce moment là, « y'n'seront plus d'not'monde, va t'en savoir ? » ), un p'tit retour sur investissement ? c'est quand même un individu qui dépense plus de fric que tous ses prédécesseurs réunis, le budget de l'Elysée c'est encore emballé ce mois-ci (1) ! il n'a pas hésité à s'augmenter de 172%, et pour d'autres, tout compris on dépasserait les 300% !
Y'a pas, Merle et comparses, peuvent gentiment se prendre une carte à l'UMP, et allez se recoucher tranquillement ; il n'y a plus d'horaire et tout va bien braves gens, vous pouvez dormir tranquille...
(1) même quand y'en a plus, y'en a encore ; les autres dirigeants européens commence a le regarder bizarrement et à se poser des questions, et s'étonnent surtout de constater que le pays le plus endetté d'Europe, dépense plus que le autres, (cette manie d'être toujours en tête, même pour le pire !)